• Laurent Guillo et la Passion selon Saint Jean

    Laurent Guillo et la Passion selon Saint Jean


     

    La Passion selon Saint Jean
    de Jean-Sébastien Bach

    (BWV 245)

     

    Livret sur des poésies spirituelles de Barthold Heinrich BrockesChristian Heinrich Postel et Christian Weise, sur quelques chorals luthériens des XVIe et XVIIe siècles et des extraits de l’Évangile de Jean.

     

    I

     

    Jean-Sébastien Bach a entrepris la composition de sa Passion selon Saint Jean dès 1723. Elle a été interprétée pour la première fois durant la seconde année de son cantorat, le 4 avril 1724 en l’église Saint-Thomas de Leipzig. Le compositeur l’a encore reprise trois fois dans des versions plus ou moins modifiées : en 1725, vers 1730 puis vers 1746-1749 peu avant sa mort. Les autres années, Bach a donné sa Passion selon Saint Matthieu (1727, 1729, 1736, 1742), sa Passion selon Saint Marc (1731, perdue depuis) ou dirigé des Passions composées par Reinhard KeiserGeorg Philipp Telemann ou Georg Friedrich Haendel.

    Incorporée au culte du Vendredi Saint, cette Passion se déroulait l’après-midi, en deux parties séparées par un sermon. Précédée seulement par une Passion de Johann Kuhnau donnée en 1721, elle constitue une avancée importante dans l’évolution de la liturgie pascale à Saint-Thomas, les recteurs de cette église ayant longtemps refusé de s’affranchir du modèle responsorial répandu par Luther, dans lequel les passions étaient essentiellement récitées, avec un apport musical très limité.

    Avec ses quarante numéros (dans la Passion selon Saint Matthieu, Bach ira plus loin encore avec soixante-huit numéros) cette oeuvre frappe d’abord par ses dimensions, par l’orchestration très variée des airs, par une architecture complexe dans laquelle, tout au long de la seconde partie, les tonalités bémolisées et diésées alternent et s’écartent de plus en plus de la tonalité originale de sol mineur.

     

    II

     

    Il y a, d’abord, un évangéliste qui raconte une histoire, du début à la fin. Il la raconte au premier degré, comme le ferait une bible historiée dans laquelle l’action est traduite en images : son propos est purement narratif et s’en tient aux faits, sans affect ni commentaire. L’évangéliste désigne bien quelques rôles – Jésus, Pierre, Pilate, une servante ou un garde, comme dans une petite troupe qui interprète une passion devant une église au Moyen Âge – mais il n’annonce que des voix, pas des acteurs.

    Il y a ensuite des airs, où s’expriment les passions et les doutes du croyant qui suit le déroulement de l’action, qui souffre en empathie avec Jésus et qui s’interroge sur sa propre capacité à faire son fruit de ce qu’il entend. Là se déploient toutes les ressources de l’allusion, de la comparaison, des images poétiques qui mêlent le sang et les fleurs, les larmes et les arcs-en-ciel. L’intervention de choeurs assez dramatiques, dans lesquels la foule exprime sa fureur, invective, exige et rappelle la loi, confère une intense théâtralité à la partition.

    Enfin, les chorals donnent à l’assistance des points de repère dans le déroulement de l’histoire : ils lui font entendre des mélodies bien reconnaissables car bien apprises. Ici, l’auditeur peut mettre ses pas dans des traces connues ; il écoute l’expression collective de la foi et du dogme luthériens.

    C’est sans doute dans l’alternance permanente de ces trois discours - le fait pour l’évangéliste, l’affect pour les personnages ou la foule, le dogme pour la communauté - que réside l’originalité des Passions : aucune autre forme similaire – ni la cantate, ni l’oratorio – n’use de cet artifice aussi systématiquement.

     

    III

     

    En 1981, le musicologue américain Joshua Rifkin a soutenu qu’il ne fallait qu’un chanteur par registre vocal dans les Passions de Bach comme d’ailleurs dans une bonne partie de sa musique religieuse composée à Leipzig. Il étaie sa thèse avec divers arguments : les parties originales des chanteurs contiennent toutes la musique de chaque voix (tant les airs que les choeurs et les chorals), les estampes de l’époque ne montrent que des choeurs réduits. Enfin, à la lecture du fameux Memorandum de 1730 dans lequel Bach demandait au conseil de Leipzig de disposer d’au moins deux voix par partie mais idéalement de quatre, Rifkin arrive à la conclusion que cette requête du cantor concerne les quatre églises de Leipzig et pas seulement celle de Saint-Thomas.

    Voilà, vite résumé, le fond de l’affaire. Ces points ont tous été débattus et contestés, parfois vigoureusement. Plusieurs chefs – et non des moindres – ont adopté cette nouvelle lecture des oeuvres et enregistré les Passions avec des effectifs très réduits ; d’autres sont restés à l’écart de cette mouvance. On a aussi proposé des solutions intermédiaires : un choeur de solistes n’est réservé qu’à quelques pièces au caractère plus intime.

    Dans le cas de la Passion selon Saint Jean, Rifkin préconise deux solistes par partie vocale… Elle a l’avantage d’une certaine légèreté, tout en étant exigeante pour les chanteurs qui doivent enchaîner de nombreux airs, choeurs et récitatifs. Elle accentue aussi l’ambiguïté des rôles : qui parle ? qui écoute ? Dans l’air qui suit le reniement de Pierre, est-ce lui qui se lamente, ou est-ce l’auditeur qui se remémore les traîtrises de sa vie de croyant ? Au bout du compte, quoi de plus efficace pour inciter l’auditeur à mêler sa propre émotion à celle de l’histoire qui se déroule ?

     

    IV

     

    Les trois discours qui se superposent dans la Passion constituent trois lectures de l’Évangile de Jean : une lecture factuelle et neutre, une lecture personnelle et affective, une lecture collective et dogmatique enfin. Mais le choral final Ach Herr, laß dein lieb Engelein introduit au dernier moment l’argument eschatologique, celui de l’éternité et des fins dernières, qui constitue un quatrième niveau de lecture.

    Le tissage de ces quatre lectures apparaît comme un avatar, appliqué à la Passion, de la doctrine chrétienne des Quatre Sens de l’Écriture. Formulée dès le IIIe siècle de l’Église, on y distingue un sens littéral (ou historique), un sens allégorique (qui met en parallèle les événements de l’Ancien Testament, du Nouveau Testament et de la vie spirituelle du croyant), un sens moral (qui relève les exigences de la recherche de la foi) et un sens anagogique (qui recherche les signes des fins dernières du monde). Comme on le récitait au Moyen Âge : la lettre enseigne les faits, l’allégorie ce que tu dois croire, la morale ce que tu dois faire, l’anagogie ce que tu dois viser.

    Cette doctrine a son équivalent dans le judaïsme, qui distingue également quatre niveaux de compréhension des Écritures : un sens littéral du texte (Peshat), un sens allusif et plus fin (Remez), une interprétation dans laquelle se déploient les proverbes et les paraboles (Derash) et enfin un sens ésotérique (Sod). Elle est connue sous le nom de P-R-D-S ou Pardès ; à chaque niveau correspondent bien sûr un mode d’enseignement et une étape d’initiation.

    Quant à savoir, des Quatre Sens ou du Pardès, lequel a influencé l’autre, les théologiens en discutent encore… tout comme les musicologues discutent toujours de la valeur historique des thèses de Rifkin !

     

    Laurent Guillo.

     

    Sur Laurent Guillo : http://symetrie.com/fr/auteurs/laurent.guillo

    Laurent Guillo et la Passion selon Saint Jean